Dans une chronique récente, notre consoeur Madeleine Villard décrivait ses souvenirs de la libération de Marseille. Cette chronique très appréciée, m'a suggéré de décrire la libération dramatique de la petite ville de Charmes sur Moselle qu'avec ma famille j'ai vécue en septembre 1944.
Charmes est une petite ville située à la limite nord du département des Vosges, et qui a été l'une des premières de ce département à connaître une libération particulièrement dramatique. Traversée par la Moselle, elle comporte deux quartiers séparés par un pont de 400 mètres. Elle était occupée par l'armée allemande depuis l'été 1940, dans le cadre d'une zone interdite qui comportait les trois départements de la Meuse, de la Meurthe et Moselle et des Vosges. Le vendredi 1er septembre 1944, les occupants allemands quittaient la ville.
Les habitants pensaient qu'une libération était proche, mais ce n'était qu'une fausse sortie. En effet, le même jour vers 18 heures, deux voitures de la Wehrmacht se présentent à la mairie, en descendent un officier capitaine des sections d'assaut et quelques miliciens qui réclament le maire, Henri Breton.
Le secrétaire de la mairie est interrogé par l'officier qui essaye d'obtenir des précisions sur le maquis de Charmes. Monsieur Simonin lui répond en Normand et l'officier annonce qu'il reviendra demain avec les forces suffisantes pour arrêter le maire et son secrétaire et leur faire payer leur liberté du prix de la fameuse liste de terroristes de la Région.
Sitôt disparu l'uniforme feldgrau avec ses miliciens, on élabore à l'Hôtel de Ville un plan d'auto-défense. Précaution vaine: jamais on ne devait le revoir. Cependant le samedi 2 septembre, par souci de ne pas être pris au dépourvu, certains décident de faire appel au maquis. Le responsable des FFI de la Région se refuse à donner à ses sections des ordres qu'il considère sagement comme prématurés. Finalement c'est un groupe de Meurthe et Moselle qui arrive et prend possession de l"Hôtel de Ville et des Services publics. ils vont arrêter les collaborateurs et se retirer le lendemain matin. Effectivement le dimanche matin 3 septembre le maquis se retire. A six heures du matin, route d'Epinal, l'un des maquisards, armé d'une mitraillette, se trouve face à deux voitures allemandes
chargées d'officiers qui se dirigent vers Nancy. Au lieu d'essayer de se camoufler il tire sur les voitures, blesse à mort un occupant puis se sauve en abandonnant tout, même ses armes et ses munitions mais laissant échapper un allemand qui, lui, n'est pas blessé. L'alarme sera donnée. Très tôt dans cet après-midi du dimanche, les allemands se présentent en formation de combat sur la route d'Essegney, au bout du pont, à l'entrée de la ville: trois auto-chenilles blindées accompagnées d'un détachement de fantassins. Les F.F.I. prennent position au Bout du Pont et la bagarre commence aussitôt. Le poste de mitrailleur établi à la gare ne tarde pas à être contraint à la retraite. Découverts par ce repli, les autres postes avancés sur les routes d'Essegney et de Chamagne sont obligés, eux aussi, d'abandonner leurs positions. il s'opère ainsi, à l'intersection des routes de la gare, du Pont, d'Essegney et de Chamagne une concentration des F.F.I. qui tiendra les allemands en respect jusqu'au matin. C'est ce qui permettra la difficile évacuation des blessés par le pont, pris en enfilade par les auto-mitrailleuses qui descendent lentement l'avenue de la gare.
A la dernière extrémité le poste d'arrière garde bat en retraite. Cependant dans les quartiers repris par lui, l'ennemi se montre sous son vrai visage: la barbarie se déchaîne dans toute son horreur. Quatre prisonniers sont assassinés après des tortures d'un raffinement sadique: trois jours durant leurs corps mutilés, giront à demi nus à la croisée des routes où ils s'étaient héroïquement battus. Et déjà la soldatesque avait fait d'autres victimes. Impatiente d'assouvir sa rage, elle s'était précipitée dans la première maison qu'elle avait rencontrée. Sans égards aux protestations de madame Normier, la propriétaire, les soldats d'Hitler arrêtent son petit fils Bernard Normier et un ami de ce dernier, rentrés tous deux depuis la veille au soir d'une colonie de vacances où ils s'étaient dévoués aux enfants de Charmes. A peine laissent-ils aux jeunes gens le temps de se vêtir et, sous le fallacieux prétexte qu'on avait tiré sur eux depuis la maison, ils les arrachent à la pauvre grand mère qui se refuse à comprendre, et les fusillent sauvagement.
Cependant la bataille continue. Avec prudence, mettant en avant leurs autres blindés, les allemands se décident à franchir le pont qu'ils minent aussitôt. Le maquis compte bien tenir Charmes: un renfort vient de lui arriver du Ménil Mitry, commandé par deux officiers anglais parachutés la nuit précédente. Vers quatre heures du matin, le curé Charles Sauvage qui revient de l'hôpital où il a accompagné le premier
convoi de blessés, retourne aux avant postes. il n'y parviendra pas, blessé d'une balle de mitrailleuse au moment où il descendait la rue Marcel Goulette vers le pont. La bataille marque alors quelques instants d'accalmie. L'ennemi ignorant sans doute qu'il n'a plus devant lui qu'une poignée de braves, attend du renfort. 11 se présente par la route d'Epinal sous la forme de quelques chars tigres qui parcourent la ville, démolissant plusieurs maisons par leurs évolutions. La partie est perdue pour cette fois: les F.F.I. et ceux qui les ont trop peu prudemment appelés, n'ont qu'à disparaître.
En ce mardi 5 septembre l'ennemi tarde à prendre possession de la ville. Seules des auto-mitrailleuses balayent les rues de rafales intermittentes, tirant sur tout ce qui passe tandis que sur l'autre rive s'installent des renforts d'infanterie et d'artillerie. Monsieur Breton s'en va trouver un capitaine de la Wehrmacht soigné pour ses blessures à l'hôpital de Charmes. L'officier propose au maire une reconnaissance écrite des bons traitements dont il a été l'objet, à toutes fins utiles. La révérende mère, supérieure de l'Hospice, se rend aux avant postes allemands où elle est présentée à l'officier commandant du détachement, auquel elle présente la requête que Charmes ne subisse pas les conséquences d’actes où ses habitants ne sont pour rien. L'officier donne sa parole d'honneur que la ville ne fera l'objet d'aucune représaille.
Tout semblait retourné au clame, lorsque, vers 13h.30 quelques obus tirés de la gare allaient exploser auprès du monument commémoratif des batailles de la Trouée de Cbarmes (août septembre 1914) sur la colline voisine. Mis en éveil, les habitants se mettent en devoir de descendre aux abris. Vers 14h.15 les tirs s'effectuent sur la ville: tirs à vue et de plein fouet sur les édifices publics et les maisons particulières. Ici ce sont des 88 incendiaires, là des 105 fusants, ailleurs même des 150 percutants. Les écoles, l'hôtel de ville, plusieurs maisons sont dès lors gravement endommagées. Quelques incendies se sont déjà allumés çà et là l'église visée très spécialement reçoit au moins une douzaine de projectiles. La flèche s'écroula d'une seule pièce mêlant le fracas de sa chute à celui du bombardement qui continuait les cloches, que l'on se promettait de sonner à toute volée au jour de la victoire, les cloches s'abattaient une à une au fur et à mesure que brulaient les poutrages. Elles sont là, par terre, au milieu des décombres, muettes pour longtemps, ainsi que l'orgue Cavallié-Coll défoncé.
Après avoir fait donner leur artillerie sur la ville pendant plus de deux heures, les allemands se précipitent dans la ville sitôt le dernier obus tombé. Sous la menace du revolver et de la mitraillette ils obligent les habitants terrorisés à sortir des abris. Dès qu'un retardataire manifeste de la mauvaise volonté, le revolver fonctionne. Par petits paquets les habitants, hommes, femmes, enfants, vieillards sont acheminés vers l'entrée du pont: là un tri s'opère, deux colonnes se forment, l'une des enfants et des femmes, l'autre d'hommes et de jeunes gens. On achemine vers la gare les deux lamentables colonnes. Celles des hommes sera enfermée dans la conserverie Dufour, celle des femmes parquée dans le jardin Normier.
C'est maintenant que le ville n'est plus qu'un immense brasier: car tandis que la population montait vers la gare, les soudards allemands mettaient le feu aux quatre coins du pays. Tout le centre commerçant et artisanal devient bientôt la proie des flammes et l'incendie se propage pendant trois jours, aidé par un fort vent. Assez tard dans la nuit des camions arrivent de Portieux. Les allemands y entassent 156 hommes choisis au hasard, dont mon frère, âgé de 18 ans. ils les dirigeront sur Epinal et de là vers Saint Dié, Schirmeck et Gagenau (Bade) d'où ils seront incarcérés dans le camp de concentration de Dachau.
Le mercredi 6 septembre vers 10h.30, lorsqu'il n'y a plus rien à faire pour enrayer le désastre, le lieutenant Hulster déclare aux rescapés: "maintenant vous pouvez rentrer chez vous". Les malheureux ne souhaitent que cela. Hélas la plupart ne retrouveront que quatre murs calcinés, qu'un amas d'éboulis obstruant ce qui fut leur rue. Et cependant il faut vivre: il y a là un millier au moins de bouches à nourrir, autant de personnes à héberger pour la nuit. C'est alors que le Secours Social entre en action. L'organisation des services se fit dès le matin du 6 septembre. La grave question du ravitaillement trouve une solution convenable: aux premières heures on fera appel à la charité des villages voisins. Petit à petit les secours viendront de plus loin, en plus grands nombres. Au reste la vie sera précaire dans ce coin des Vosges pendant huit jour, jusqu'au mardi 12 septembre, ce seront vexations sur vexations, alertes sur alertes.
Les allemands à leur tour organisent la défense du Pays. Dans chaque rue ils installent leurs batteries. Ils réquisitionnent les hommes et les jeune gens qui sont demeurés pour déblayer les passages dont ils veulent se servir tandis qu'ils s'activent au pillage méthodique de ce qui reste de la ville. Et jour après jour, désespérément longue, la semaine se passe; l'espérance ne renaît que lorsque les moskitos viennent mitrailler les batteries allemandes.
Mais les habitants ne sont pas encore au terme de leurs angoisses. Dans la journée du lundi 1er septembre, un soldat allemand, en installant un poste de mitrailleuse auprès du monument aux morts trouve une grenade anglaise, un fusil Lebel, des cartouches et des bottes d'un soldat allemand.: il s'empresse d'aller déposer le tout au bureau du commandant. Ce dernier fait appeler le premier et le second adjoint et il exige dix otages. Ces dix otages se réunissent en attendant la sentinelle qui doit les emmener. Le lendemain matin le commandant fait savoir qu'il considère l'affaire comme close puisque le maquis n'a manifesté aucune activité.
C'est au matin du mardi 12 septembre, vers lOh.30 que commence le bombardement par l'artillerie américaine: des obus sur des ruines....Cela dura jusqu'à midi après quoi les chars et l'infanterie entrèrent en action. C'est la retraite allemande définitive: dans un fracas effroyable et un nuage de poussière le pont saute, dernière rupture avec un effroyable passé. Charmes est enfin libérée. Pas entièrement car il y a toujours 156 de ses habitants qui sont incarcérés en Allemagne. Ils seront libérés par l'occupation du camp de Dachau par les américains le 29 avril 1945. Seuls une cinquantaine d'entre eux, dont mon frère, rentreront à Charmes, les 101 autres sont morts en déportation.